Le nom de Tahar Oukhoufache était associé à la musique, la danse et la poèsie. Il animait une troupe réputée en Kabylie. Dans les fêtes où se produisait Tahar Oukhoufache, l’ambiance n’était pas faite de musique et de danse : il y avait immanquablement de la poésie dans l’air. La soirée dansante devait battre son plein ; mais entre les pauses, ou carrément au terme de la soirée, Tahar Oukhoufache entamait son « one man show » ses compagnons pouvaient ainsi se reposer, les joueurs de fifres (imeijjayen), les joueurs de hautbois (iyeggaden) et les joueurs de tambour. C’est ainsi que ses doigts faisaient émaner de la peau de son tambourin un rythme lent et mélancolique : aberradi tout en chantant spontanément, inspiré par la circonstance, des vers de facture solennelle ou de facture plutôt délurée. A vrai dire, Tahar Oukhoufache était poète de son état, assez célèbre aussi bien en basse Kabylie qu’en Haute Kabylie. Il est natif de cette première région d’où il ramenait des danseuses pour les fêtes. On rapporte que vers 1926, il traversa les montagnes de la basse Kabylie pour se produire chez les lgaouaouène. Parmi sa troupe de danseuses, il y avait une femme âgée alors d’une quarantaine d’années renommée pour sa beauté et son don de la poèsie. Cette femme se nommait Zouina et son nom sera célèbre aussi car elle est la partenaire de Tahar Oukhoufache dans le domaine de la poésie chantée (ahiha) (1)
Voici un échantillon de ces joutes rituelles :
Lui :
O toi colombe délurée
Tes longues poèsies ne valent-elles pas cher
Cette nuit nous nous produisons en ce pays
Qu’on ne nous prenne pas pour des semeurs de fétus
Debout Zouina entonne ta mélopée
Cette nuit ton compagnon est Oukhoufache
Que mes seigneurs jaugent ton verbe
C’est avec art que j’en avise les jouvenceaux
Mon pays est Aït Ouartirane (2)
Dont tous les hommes sont chasseurs de serpents (3)
Nous nous sommes venus chanter l’aubade
Ne sont-ce pas les noces d’une bouture d’abricotier
Que chacun reste donc à sa place
Sur ma tête une mantille ajustée d’un turban arachnéen
Elle :
Sans pareilles les noces d’aujourd’hui
Surtout qu’elles se font sur un air du Sahel (4)
Ici n’émerge nulle barbe de pleutre
Nous voici parmi des hommes de valeur
Qui ne tolèrent point l’infamie
Et qui reconnaissent le convive à sa sagesse
L’arbre apporte toujours du bien au fruit
Racé on en peut faillir aux convenances
Les plus jeunes tiennent aux us de leus aînés
Va donc Zaouina chante et fais fi de l’inquiétude
Car de preux cavaliers t’entourent
Nul statut ne feint d’omettre la joie
Le maître de cette fête n’est-il pas un notable
Et quel expert que son doigt sur la gâchette (5)
Lui, le pagne indigo orné de maints motifs
Tissé par de subtiles femmes du désert
Le plus attentif à cette première joute était peut être un homme du nom de Oujouadi, lui aussi barde à la voix somptueuse. Voulant faire déboucher la joute sur des notes plus gaies, Oujouadi dit à Tahar Oukhoufache « Abordez plutôt l’air dit des cavaliers (6) » Et Tahar de répondre « Certes, d’accord, mais que le chacal ne mange pas mes agneaux si je les lui confie.
Voyons d’emblée l’avis du propriétaire de cette fête ». Ce dernier ayant consenti, Zouina rejoignit pour la joute suivante :
Tahar :
Bouture d’amandier
Qui profite à merveille
O toi Zouina
Jument porteuse d’amulettes
Ayant appris ta présence
Les tribus affluent vers toi dans la clameur
Zouina :
Fibule des trésors
Rehaussée de turquoise
O toi Tahar
Jeune plant de noisetier
Grappe de raisin mordorée
Tu attires la foule
Ta poésie est si bien prisée
Tahar :
O rameau de rosier grimpant
Que les abeilles butinent
Dans le jardin de la Chrétienne (7)
Tu ploies sur le linteau
Stature d’un palmier
Sur les terres sahariennes
Zouina :
Anneau de pied garni de torsades
Tu nous embellis les chevilles
O toi Tahar
Cheval tavelé
Chevilière d’argent travaillée
Aux pieds des femmes de Medjana (8)
Tahar :
Regarde-la toute de grâce faite
Comme le meilleur des froments
Succulente chair d’agneau
Parfumée aux épices
Ta crinière est celle de la jument
Qui fièrement hennit
Zouina :
Svelte regardez-le
Sa denture parfaite fait son sourire chameur
Belle broche kabyle (9)
Ciselée par un artiste
Brave comme un lion
Quand il apparaît
Tahar :
O toi aux yeux fardés
Tes belles lèvres n’en ont nul besoin
Pour toi la femme insurgée (10)
Nous voici inquiets tant nous te désirons
Pour toi nous avons vendu le glèbe
Et nos vaillants fusils
Fleur de pêcher
Qui s’épanouit dans les plaines
Zaouina :
Toi au front comme une étoile
Ton visage est mon miroir
Insurgée car j’ai un autre désir
Toi le faucon au plumage moiré
Tes dents à elles seules
Font de mon amour un fou
J’ai repris mon diadème
Et rejeté la broche (11)
Tahar :
Brise des plaines
Secoue donc ta fouta
Droite comme un fusil de somme (12)
A la crosse sculptée
De la gazelle au pays des Bruns (13)
Zouina :
Brise des collines
Retourne les pans de ton bournous
Garçon mignon tel un perdreau
Pour toi se tisse ma chanson
Je me ferai faire un tatouage (14)
Afin de ne rien oublier
(1) Ahiha : mélodie aujourd’hui très vivante chez les chaouis que Taos Amrouche définit ainsi : « le style Ahiha, aux pulsions rythmiques accusées est spécifiques des chants du travail et de la meule ».
(2) Aït Ouartirane : tribu de la basse Kabylie, région de Sétif.
(3) voulant dire que les hommes tuent ceux qui y viennent dans un dessein malhonnète (pour le plaisir charnel).
(4) Assibli : style de mélodie plus rythmé que l’ahiha venu des hauts plateaux vers la Kabylie. D’où son nom, dérivé de sahel
(plaine/plateau)
(5) Il était d’usage en Kabylie de surveiller la soirée dansante, aux fusils, si les musiciens étaient accompagnés de danseuses. Jadis
les troupes de musiciens traditionnels étaient immanquablement dotées de danseuses enturbannées qui faisaient le tour de la piste de danse et récoltaient les pièces de monnaie.
(6) L’air des cavaliers (Taywect g gemnayen) est un air très rythmé sur lequel naguère encore dansaient les cavaliers en Kabylie. On s’en souvient encore au travers des fantasias.
(7) Cet air a été repris par les premières chanteuses professionnelles sous le titre de « Tanina ».
(8) Medjana : plaine de la Kabylie.
(9) Il s’agit d’une broche en argent, émaillée de vert, de jaune et de bleu et sertie de bosses de corail. Habituellement ce type de bijou comporte un nombre impaire de pendentifs (5, 7, 9 ou 11). Ces pendentifs sont de formes diverses qu’on ne peut toutes les citer ici « tête de serpent » « feuille de chêne », « cruchon », « étoile », etc…
(10) Insurgée (Tamnafaqt) c’est la femme qui quittait le domicile conjugal sans le consentement de son mari et se retirait chez ses
parents. La coutume voulait que les hommes, pour l’épouser, rivalisent à dépenser toute leur fortune. Celui qui avait épousé tamnafaqt était honoré par tout le village parce qu’ainsi il avait bravé le mari, surtout si celui-ci appartenait à un clan ennemi.
(11) Dans la kabylie d’antan n’importe quelle femme ne portait pas n’importe quel bijou ; en effet il était de rigueur de porter
le bijou adéquat à son statut social. Le diadème ne pouvait être porté que par des femmes non mariées, la grosse broche (tafzimt) par les femmes mariées ou mères d’un garçon. On reconnaissait, par exemple qu’une femme était mariée, divorcée, veuve, dévote… au style des boucles d’oreilles qu’elle avait (tieella, imenyarem, iccerraben, ilyan…)
(12) On dit d’une femme qu’elle est un fusil quand il s’agit d’une femme svelte, élégante et nubile. Mais ici dans ce vers il s’agit d’une
expression qui vise à rendre l’idée d’une certaine beauté chaste inaccessible.
(13) Les gens du Sahara algérien.
(14) Jadis en Kabylie, on pouvait reconnaître qu’une femme était de telle ou telle tribu selon le style des tatouages qu’elle portait au
cou, au front ou au menton, et un homme à celui qu’il avait surtout à la tempe ou à la naissance du pouce.